Non. Je refuse. Je refuse de croire. Je refuse d'imaginer. Je refuse de voir ce que mes yeux me crient et me hurlent. Une colossale hampe de roche finement ciselée qui mord les cieux avec une élégance passive et toute pacifique. J'aurai juré qu'une fine dentelle de calcaire en décorait les flancs droits, ou bien qu'un corail mystérieux y aurait poussé, sous ce ciel bleu et limpide que l'ensemble transperçait sans conteste. Quelle main avait bien pu ériger pareille construction ? Quel esprit espiègle avait fait ainsi jouer tant de forces et de poids pour faire tenir une chose aussi démesurée sur son assise, jusqu'à ce que sa pointe, si tant est qu'elle en était pourvue, touchasse aux étoiles elles-mêmes ? A quel être avais-je donc affaire, pour qu'il réside en ce lieu fantastique ?
Etait ce l'orgueil qui sommeillait là-haut, ou bien une conscience si merveilleuse qu'elle avait besoin d'un semblable donjon pour s'épanouir ?
Un sentiment de vertige s'empara de moi. Il prenait tout d'abord naissance dans mon coeur, où une humilité nouvelle et fraîche germait. La présence de la Tour Karine était aussi dérangeante que celle d'une abysse monstrueuse à mes pieds. Je me sentais vaciller et hésiter, pourtant c'était bien là que mon destin allait se jouer. C'était là que je verrais le jour, pour la seconde fois de mon existence... C'était là que je deviendrais un homme.
Je posais une main résolue sur la pierre, y découvrant un contact frais et rugueux. Du bout du pied, je tâtais un rebord mince et cursif, puis plaçai là un appui. Je me redressais, quêtant plus haut une prise qui se révéla dans un entrelac de motifs. D'autres arabesques de calcaire me servirent de marche, et je quittais définitivement le sol. Commença alors une ascension aussi inhumaine qu'insensée.
Plusieurs heures s'écoulèrent avant que je ne m'arrête, saisi par une fatigue proche du martyr. Suant à grosses gouttes, et pour ainsi dire desséché, je sentis la peur monter en moi. La peur de ne plus pouvoir me maintenir là, et de chuter vers ce sol lointain et mortel. Mes muscles à la torture peinaient à me garder plaqué à la Tour, tremblants et crispés.
- Non, grognai-je d'une voix sourde. Pas maintenant...
Je ne pouvais pas m'arrêter là. Ni maintenant. Je devais savoir, je devais mourir en cours de route, je devais m'éteindre dans un combat, pour quelque chose, pour quelqu'un ! Après avoir su, après avoir tout su, pas avant de vivre ! Je ne pouvais pas périr... je ne le devais pas !
Mon regard se leva vers le haut, mettant au supplice ma nuque et mes lombaires. Le soleil brillait bien bas, et sa lumière déclinante semblait se rire de moi. J'avais l'impression que lorsque sa lueur disparaîtrait de l'horizon, je chuterai moi aussi, pour aller m'écraser plus bas que terre. Une impression d'urgence alarmée résonna à mes oreilles, et j'y puisai la force de me hisser encore de quelques mètres. Ma folle entreprise se poursuivit, guidée par cette peur, cette course contre la montre. Ma progression était certes plus lente, mais régulière. Empreinte d'un désespoir résolu, d'un effort dernier et suprême. J'escaladais ces paliers maintenant haïs, cette roche travaillée et magnifique, surveillant l'astre d'or fondu du coin de l'oeil.
Et soudain, ma gorge se dessécha.
La nuit venait de tomber, froide et lunaire. Des myriades de petits points blancs accouraient pour saluer ma tentative, avec regrets toutefois. La glace gagna mes membres, mon coeur. Le ciel se nimbait de noir... ma vie allait prendre fin.
Mais un hurlement déchira les ténèbres.
Ce hurlement, il venait de mon âme. Il venait de mon être tout entier. Et il s'était élevé, ce feulement, pensé et proféré, comme un défi bestial et inconsidéré. Je voulais tout défier. La Tour Karine. Les étoiles, la lune pleine qui souriait. Ce sol invisible. Ces nuages juste au-dessus de moi. Karin lui-même. Moi-même...
Mes limites. Mes craintes. Mes doutes et mes angoisses. Mes incertitudes. Tout ce qui me limitait, tout ce qui m'handicapait et me ralentissait. Tout cela, je le défiais.
Et je m'accrochais, crispant mes doigts gourds sur les dessins en relief. Avec plus de force que je ne m'en croyais capable, au point d'entendre crisser la roche. Un masque de rage se grava sur mon visage, plus indélébile que l'acide. A moi le pouvoir, à moi mon destin !
Je montais, encore et encore. Plus haut, toujours plus haut, sous le regard de ce disque d'argent abreuvé d'un espoir nouveau. Et lorsqu'enfin mon calvaire prit fin, lorsqu'enfin je pus atteindre le sommet de cet escalier infernal... la lune me salua, puis s'en fut. Et enfin, les ténèbres s'abattirent sur moi.
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Sujet: L'homme et le maître 
Lun 28 Sep - 20:19
46 lignes 